14 juin – Rat de bibliothèque

 

 

— Si Melvil Dewey a su s’en contenter, je dois pouvoir le faire aussi.

M’adressant un clin d’œil, Marian a sorti une nouvelle pile de livres d’un carton et les a humés profondément. Elle était assise au milieu de volumes entassés parfois jusqu’à hauteur de tête. Lucille patrouillait entre ces tours, traquant une cigale égarée. Marian avait dérogé à la règle interdisant les animaux à la bibliothèque municipale, puisque les lieux étaient pleins de livres, mais vides de lecteurs. Il n’y avait qu’un idiot pour venir ici en ce premier jour des vacances, ou quelqu’un en quête de distraction. Un mec qui n’adressait plus la parole à sa copine, ou auquel sa copine n’adressait plus la parole, ou qui ne savait plus trop s’il en avait encore une, tout ça dans l’intervalle des deux journées les plus longues de son existence.

Je n’avais toujours pas contacté Lena. Je me répétais que c’était dû à mon immense colère, sauf qu’il s’agissait là d’un de ces mensonges qu’on se serine afin de se convaincre qu’on se comporte comme il faut. En vérité, je n’avais pas la moindre idée de ce que je devais dire. Je ne voulais pas poser de questions et j’avais peur des réponses. Et puis, ce n’était pas moi qui m’étais sauvé avec un inconnu à moto.

— C’est le bazar là-dedans ! La classification décimale de Dewey se moque de moi. Je n’arrive même pas à trouver un almanach sur l’histoire des cycles orbitaux de la Lune.

La voix, qui avait retenti de l’autre côté des tas de livres, m’a fait sursauter.

— Voyons, Olivia…

Marian a souri tout en examinant la reliure de l’ouvrage qu’elle tenait. Il était difficile de croire qu’elle aurait pu être ma mère. Pas un fil gris ne striait ses courts cheveux noirs, pas une ride ne plissait sa peau d’un brun mordoré, et elle n’avait pas l’air d’avoir dépassé la trentaine.

— Nous ne sommes plus en 1876, professeur Ashcroft, les temps changent ! a poursuivi la voix.

Celle d’une fille. Avec un accent, britannique m’a-t-il semblé. Je n’avais entendu ce genre d’intonations que dans les films de James Bond.

— La classification de Dewey a évolué elle aussi. À vingt-deux reprises pour être exact.

Marian a rangé un volume qui traînait.

— Et celle de la bibliothèque du Congrès ? a lancé l’étrangère, exaspérée.

— Accorde-moi encore cent ans.

— Et la classification décimale universelle ?

— Nous sommes en Caroline du Sud, pas en Belgique.

— Le système Harvard-Yenching, alors ?

— Personne ne pratique le chinois par ici, Olivia.

La tête d’une blonde dégingandée a surgi de derrière un empilement de bouquins.

— Faux, professeur Ashcroft. Du moins, pas durant les congés estivaux.

— Tu parles chinois ? n’ai-je pu m’empêcher de demander.

Lorsque Marian avait mentionné une assistante de recherche en stage pour l’été à Gatlin, elle ne m’avait pas précisé qu’il s’agirait d’une version adolescente d’elle-même. Mis à part les cheveux couleur miel, la peau blanche et l’accent, elles auraient pu être mère et fille. Au premier regard, la nana dégageait une sorte de Marian-itude difficile à décrire, mais unique.

— Pas toi ? a-t-elle répondu en enfonçant un doigt dans mes côtes. Je blague. J’ai juste du mal à croire que les habitants de ce pays s’expriment en anglais.

Hilare, elle m’a tendu la main. Si elle était grande, je la dépassais largement, et elle a levé les yeux vers moi, comme certaine, déjà, que nous serions bons amis.

— Olivia Durand, s’est-elle présentée. Liv pour mes potes. Tu dois être Ethan Wate, même si ça me paraît difficile à avaler. À la façon dont le professeur Ashcroft parle de toi, je m’attendais plutôt à rencontrer un fanfaron armé d’une baïonnette.

J’ai rougi, tandis que Marian éclatait de rire.

— Que t’a-t-elle donc raconté ?

— Oh ! pas grand-chose, sinon que tu es brillant, courageux et vertueux comme personne, du genre chevalier blanc. En tout point le fiston de la regrettée Lila Evers Wate. Elle a également précisé que tu serais mon assistant cet été, et que je pourrais donc te martyriser à ma guise.

Elle m’a souri, j’ai décroché. Elle n’avait rien de Lena, mais rien non plus des autres nanas de Gatlin. Ce qui, en soit, rendait les choses encore plus confuses. Tout en elle avait l’air usagé, de son jean délavé aux diverses ficelles agrémentées de perles qui ornaient ses poignets, en passant par ses baskets argent pleines de trous nouées par du Scotch de chantier et son tee-shirt des Pink Floyd miteux. Au milieu de ses bracelets, elle portait une grosse montre en plastique noir dont les aiguilles avaient une forme dingue. Trop gêné, je n’ai pas moufté. Marian est venue à mon secours.

— Ne fais pas attention à Liv, m’a-t-elle recommandé. Elle est du genre moqueur. « Ces divinités aiment la plaisanterie », Ethan.

— Platon, le Cratyle, a lancé Liv, réjouie. Cessez de frimer.

— Promis, a répondu Marian, impressionnée.

— Lui ne rigole pas, a repris Liv en me désignant avec un brusque sérieux. « Un rire creux dans des halls de marbre. »

— Shakespeare ? ai-je risqué en la regardant.

— Pink Floyd, m’a-t-elle corrigé avec un clin d’œil en tirant sur son tee-shirt. Je vois que tu as encore beaucoup à apprendre.

— Allons, allons, les enfants.

Marian a tendu le bras, et je l’ai aidée à se relever. Malgré la touffeur de la journée, elle parvenait à avoir l’air cool. Pas un cheveu décoiffé. Son corsage bariolé a bruissé quand elle est passée devant moi.

— Je te laisse ranger tout ça, Olivia. Je réserve un projet particulier à Ethan, aux archives.

— Naturellement ! L’éblouissante étudiante en histoire se tape les corvées pendant que le lycéen flemmard et inculte est promu. Typiquement américain !

Levant les yeux au ciel, elle a ramassé une pile de livres.

Les archives n’avaient pas changé depuis le mois précédent, quand j’étais venu demander un boulot à Marian et que j’avais fini par m’attarder et par évoquer Lena, mon père et Macon. Comme toujours, elle avait fait preuve de compassion. Des montagnes d’antiques registres d’état civil s’entassaient sur l’étagère surplombant le bureau de ma mère, côtoyant sa collection de vieux presse-papiers en verre. Une sphère noire et luisante voisinait avec la pomme en terre glaise bosselée que je lui avais fabriquée au CE1. Ses notes et celles de Marian encombraient encore sa table de travail, par-dessus des plans jaunis de Ravenwood et de Greenbrier. Le moindre bout de papier griffonné me donnait l’impression qu’elle était présente. Bien que ma vie parte à vau-l’eau, je me sentais toujours mieux ici. C’était comme si j’étais avec ma mère, la seule qui ait su réparer les choses ; ou, du moins, me faire croire qu’elles étaient réparables.

Enfin, dans l’immédiat, j’avais d’autres soucis en tête.

— C’est ça, ta stagiaire ?

— Oui.

— Tu ne m’avais pas dit qu’elle serait comme ça.

— Comme quoi, Ethan ?

— Comme toi.

— C’est ce qui t’embête ? Un esprit solide ? À moins que ce soient les longs cheveux blonds ? Dis-moi, quelle allure devrait avoir une bibliothécaire ? De grosses lunettes et un chignon gris ? Il me semblait pourtant que, entre ta mère et moi, nous t’avions guéri de ce type de préjugés.

Elle avait raison. Elle et ma mère avaient été les plus jolies femmes de Gatlin.

— Liv ne restera pas très longtemps, a-t-elle enchaîné. Elle n’est guère plus âgée que toi. J’ai pensé que tu pourrais la balader un peu dans Gatlin et lui présenter les gens que tu fréquentes.

— Qui donc ? Link ? Histoire d’améliorer le vocabulaire de mon pote et d’anéantir quelques milliers de neurones chez ta protégée ?

Inutile de préciser que Link consacrerait l’essentiel de son temps à vouloir sortir avec elle, ce qui ne risquait pas d’arriver.

— Je songeais plutôt à Lena.

Le silence qui a suivi a été embarrassant, même pour moi. Lena lui était venue à l’esprit, forcément. Le problème, c’est que, moi, je n’avais pas envisagé cette option un instant. Pourquoi ? Marian m’a dévisagé sans ciller.

— Et si tu me confiais ce qui te turlupine aujourd’hui ?

J’aurais préféré me pendre.

— Dis-moi plutôt ce que tu attends de moi, tante Marian.

Elle a poussé un soupir.

— J’aimerais que tu me donnes un coup de main pour trier tout ça, a-t-elle répondu en montrant la pièce. Il est évident que nombre de ces papiers concernent le médaillon, Ethan et Genevieve. Maintenant que nous avons mis au jour la fin de cette histoire, il ne serait pas inutile de faire un peu de place pour la prochaine.

— Qui est ?

Je me suis emparé du vieux cliché de Genevieve, sur lequel elle portait le camée, me rappelant la première fois où je l’avais examiné en compagnie de Lena. Ça ne datait que de quelques mois, ça me semblait remonter à des années.

— La tienne et celle de Lena, à mon avis. Les événements qui se sont produits à son anniversaire soulèvent bien des questions, or je suis incapable de répondre à la majorité d’entre elles. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle occurrence, celle où un Enchanteur a échappé au choix entre Ténèbres et Lumière la nuit de son Appel – sauf dans le cas de la famille de Lena, puisque ses membres ne choisissent pas. Maintenant que Macon n’est plus là pour nous aider, je crains que nous ne soyons obligés de chercher les solutions par nous-mêmes.

Lucille a bondi sur le fauteuil de ma mère, les oreilles dressées.

— Je ne saurais pas par quoi commencer.

— « Qui décide du début du chemin décide de l’endroit où il mène. »

— Thoreau ?

— Harry Emerson Fosdick. Un peu plus ancien et obscur, mais ses propos ne manquent pas de justesse, me semble-t-il.

En souriant, elle a posé la main sur le battant de la porte.

— Tu me laisses tout seul ?

— Si je ne surveille pas Olivia, elle va bouleverser mes rayonnages, et nous serons obligés d’apprendre le chinois.

Elle s’est interrompue un instant, m’a regardé d’un air qui m’a évoqué ma mère.

— Je pense que tu es capable de te débrouiller sans moi. Au début, du moins.

— Ai-je mon mot à dire, de toute façon ? En tant que Gardienne, tu n’es pas en droit de m’aider, non ?

J’éprouvais encore de l’amertume que Marian ait su que ma mère fricotait avec l’univers des Enchanteurs et qu’elle ait refusé de m’en exposer les détails. Il y avait tant de choses concernant ma mère et sa mort dont elle ne me parlait pas. Chaque tentative de discussion se terminait par l’énoncé de la règle absolue : Gardienne des secrets appartenant aux Enchanteurs, elle était tenue au silence.

— Je ne puis que te pousser à t’aider toi-même. Je n’ai aucune influence sur le déroulement des événements, la course des Ténèbres et de la Lumière ou l’Ordre des Choses.

— Quel ramassis d’âneries !

— Quoi ?

— On dirait la directive première dans Star Trek. Il faut laisser les planètes évoluer à leur rythme. Elles sont censées découvrir l’hyperespace et apprendre à voyager plus vite que la lumière par elles-mêmes. Pour autant, le capitaine Kirk et l’équipage de l’Enterprise finissent toujours par enfreindre les lois.

— Contrairement au capitaine Kirk, je n’ai aucun libre arbitre. Un sortilège contraint tout Gardien à n’agir ni dans le sens des Ténèbres, ni dans celui de la Lumière. Quand bien même je le souhaiterais, je ne serais pas en mesure de changer ma destinée. J’occupe une place déterminée dans l’ordre naturel du monde des Enchanteurs, dans l’Ordre des Choses.

— Tu m’en diras tant.

— Je te le répète, je ne suis pas libre. Je ne dispose pas de l’autorité nécessaire pour modifier le cours des événements. Si je m’y essayais, non seulement je me détruirais, mais je réduirais à néant ceux que je m’efforce d’aider.

— Ça n’a pas empêché ma mère de mourir.

J’ignore pourquoi j’ai sorti ça. Sûrement parce que son raisonnement me semblait illogique. Marian n’était pas censée s’impliquer si elle voulait protéger ceux qu’elle aimait et, pourtant, la personne qu’elle avait le plus aimée était morte.

— Es-tu en train de me demander si j’aurais pu l’éviter ?

Elle avait parfaitement compris le sous-entendu de ma question. J’ai baissé les yeux. Je n’étais pas sûr d’avoir envie d’entendre la réponse. De sa paume, Marian m’a relevé le menton jusqu’à ce que je croise son regard.

— Je ne me doutais pas que ta mère courait un danger, Ethan. Mais elle était consciente des risques qu’elle prenait.

Sa voix tremblait, et j’ai deviné que j’étais allé trop loin. Ça avait été plus fort que moi, cependant. Depuis des mois, je m’étais escrimé à trouver le courage d’avoir cette discussion.

— J’aurais volontiers pris sa place dans cette voiture, a-t-elle enchaîné. Ne crois-tu pas que je me suis interrogée des milliers de fois pour tenter de déterminer si j’étais au courant d’une menace quelconque ou si j’aurais pu agir de façon à sauver Lila…

Elle s’est interrompue.

« Je ressens la même chose. Toi et moi sommes seulement postés sur les bords opposés d’un abîme déchiqueté. Nous sommes tous les deux paumés. » C’est ce que j’aurais voulu dire. À la place, je l’ai laissée m’attirer contre elle et m’étreindre. Quand elle m’a relâché pour refermer la porte derrière elle, je m’en suis à peine rendu compte.

J’ai considéré les piles de vieux papiers. Lucille a bondi de son perchoir pour mieux sauter sur le bureau.

— Attention, ces trucs sont bien plus vieux que toi.

Inclinant la tête, elle m’a toisé de ses prunelles bleues avant de se figer, soudain. Les yeux écarquillés, elle regardait le fauteuil de ma mère. Rien ne s’y trouvait, mais je me suis souvenu de certaines paroles d’Amma : « Les chats voient les défunts. C’est pourquoi ils passent leur temps à fixer les objets pendant des heures, comme s’ils contemplaient le vide. Sauf que ce n’est pas le cas. Ils observent à travers le vide. »

— Maman ? ai-je chuchoté.

Pas de réponse. À moins que si. Car, sur l’assise du siège, il y avait un livre qui n’était pas là quelques secondes plus tôt. Ténèbres et Lumière : les origines de la magie. Un des ouvrages ayant appartenu à Macon, je l’avais aperçu dans sa bibliothèque de Ravenwood. Je m’en suis emparé, un emballage de chewing-gum en est tombé. Un des marque-pages de ma mère à n’en pas douter. Lorsque je me suis penché pour le ramasser, la pièce a commencé à tanguer, la lumière et les couleurs ont tourbillonné autour de moi. J’ai tenté de me focaliser sur quelque chose, n’importe quoi, afin d’éviter de tomber, mais le vertige a été le plus fort. J’ai eu l’impression que le plancher se ruait vers mon visage et, à l’instant où je m’écroulais par terre, de la fumée m’a brûlé les yeux…

 

Quand Abraham regagna Ravenwood, les cendres avaient déjà envahi la maison. Les restes incendiés des belles demeures de Gatlin dégringolaient par les fenêtres ouvertes, pareils à des flocons de neige noire. Il monta l’escalier, ses pieds laissant des empreintes nettes sur la fine couche sombre qui couvrait le sol. À l’étage, il ferma les croisées sans toutefois lâcher le Livre des lunes. L’aurait-il voulu qu’il n’y serait pas parvenu, d’ailleurs. Ivy, la vieille cuisinière de Greenbrier, avait raison : le Livre l’appelait au moyen d’un chuchotis qui n’était perceptible qu’à lui seul.

Dans le bureau, il posa le volume sur la table de travail en acajou. Il sut exactement à quelle page l’ouvrir, à croire que le Livre se feuilletait lui-même, à croire qu’il était doté d’une volonté propre. Bien qu’il ne l’eût encore jamais vu, l’homme était conscient qu’il renfermait la réponse à ses vœux, celle qui garantirait la survie de Ravenwood.

L’ouvrage lui offrirait son désir le plus cher. Cependant, il exigerait quelque chose en retour.

Abraham contempla les lignes rédigées en latin. Il les identifia aussitôt. Il s’agissait d’un sortilège qu’il avait déjà croisé, qu’il avait toujours plus ou moins considéré comme un mythe. Apparemment, il avait eu tort, car celui-là le fixait droit dans les yeux.

Il entendit Jonah avant de le voir.

— Nous devons quitter la maison, Abraham ! Les fédéraux arrivent. Ils ont tout brûlé et ils n’ont pas l’intention de s’arrêter avant Savannah. Il faut que nous nous réfugiions dans les Tunnels.

— Je n’irai nulle part, rétorqua Abraham sur un ton si ferme que lui-même se rendit compte que sa voix avait changé.

— Quoi ? Mais… Sauvons tout ce que nous pouvons et filons !

Attrapant son frère par le bras, Jonah remarqua tout à coup le volume ouvert. Il le reluqua, hésitant à en croire ses yeux.

— Le Daemonis Pactum ? murmura-t-il en reculant d’un pas. Le Pacte du Démon ? Je ne me trompe pas ? C’est bien le Livre des lunes ?

— Je suis surpris que tu le reconnaisses. Tu n’as jamais été très attentif, pendant nos leçons.

Jonah était accoutumé aux persiflages d’Abraham. Mais ses intonations, ce soir, étaient étranges.

— Tu ne peux pas faire ça.

— Ne me dis pas ce que je peux ou ne peux pas faire. Tu préférerais assister à la ruine de notre domaine plutôt qu’agir. Tu n’as jamais été à la hauteur. Tu es un faible, comme Mère.

Jonah tressaillit comme si on l’avait souffleté.

— Où l’as-tu déniché ?

— Ne t’inquiète pas de cela.

— Sois raisonnable, Abraham. Le Pacte du Démon est trop puissant. Incontrôlable. Tu passes un marché sans savoir ce qu’il te faudra sacrifier. Nous possédons d’autres maisons.

Abraham le repoussa. Il eut beau l’effleurer à peine, Jonah vola à travers la pièce.

— D’autres maisons ? Ravenwood est l’endroit où se concentre le pouvoir de notre famille dans le monde des Mortels. Penses-tu sérieusement que je suis prêt à laisser des soldats le réduire en cendres ? Ce sortilège va me permettre de sauver Ravenwood.

Élevant la voix, Abraham se mit à réciter :

— Exscinde, neca, odium incende ; mors portam patefacit. Détruis, tue, avive la haine ; la mort ouvre les portes.

— Arrête !

Trop tard ! Les mots s’échappèrent de la bouche d’Abraham comme s’il les avait connus par cœur toute sa vie. Paniqué, Jonah regarda autour de lui, guettant l’instant où l’incantation allait prendre effet. Il n’avait cependant pas la moindre idée de la demande formulée par son frère. Il savait seulement que, quelle qu’elle fût, elle serait exaucée. Telle était la puissance du charme. Malheureusement, il avait un prix. Jamais le même. Quand Jonah se précipita sur son frère, une petite sphère lumineuse parfaitement ronde tomba de sa poche et roula par terre. Abraham la ramassa, la fit courir entre ses doigts.

— Que fiches-tu avec un Orbe Lumineux, Jonah ? ricana-t-il. Aurais-tu par hasard l’intention d’emprisonner un Incube dans cet outil archaïque ? Un Incube bien spécifique ?

Jonah recula tandis qu’Abraham avançait vers lui. Leurs enjambées étaient identiques, pourtant Abraham fut plus rapide. En un clin d’œil, il cloua son frère au mur, et sa poigne de fer se referma autour de son cou.

— Non, protesta Jonah, bien sûr que non. Je…

Abraham resserra sa prise.

— En quel honneur un Incube détiendrait-il le seul vaisseau capable de retenir l’un des siens ? Me crois-tu idiot à ce point-là ?

— J’essaie juste de te protéger de toi-même.

D’un geste vif et agile, Abraham planta ses dents dans l’épaule de son frère. Puis il commit l’impensable.

Il but.

Le marché avait été scellé. Abraham ne se nourrirait plus des souvenirs et des rêves des Mortels. Dorénavant, il aurait soif de sang.

Une fois rassasié, il lâcha le corps mou de son frère et lécha la cendre qui salissait sa main. Le goût de la chair s’attardait derrière celui de la poussière noire.

— Tu aurais été plus inspiré de songer à te protéger toi, conclut-il.

Il se détourna du cadavre.

— Ethan !

 

— Ethan !

J’ai ouvert les yeux. J’étais allongé sur le sol des archives. Marian était penchée sur moi, dans un état d’affolement qui ne lui ressemblait pas du tout.

— Que t’est-il arrivé ?

— Je l’ignore, ai-je répondu en m’asseyant et en me frottant la tête avec une grimace, là où une bosse saillait sous mes cheveux. J’ai dû me cogner contre le bureau en me baissant.

Près de moi, le livre ouvert de Macon gisait sur le plancher. Marian l’a regardé en recourant à sa mystérieuse perception extrasensorielle – peut-être pas si mystérieuse, au demeurant, dans la mesure où, à peine quelques mois auparavant, elle m’avait suivi dans mes voyages hallucinés. Cinq secondes plus tard, elle appuyait un sachet de glace sur mon crâne douloureux.

— Tu recommences à avoir des visions, n’est-ce pas ?

J’ai acquiescé. Des images tournoyaient dans mon esprit, j’étais incapable de me concentrer sur l’une d’elles.

— C’est la deuxième fois, ai-je expliqué. J’en ai eu une l’autre soir, alors que je tenais le journal intime de Macon.

— Qu’as-tu vu ?

— La nuit des incendies. Comme avec le médaillon. Ethan Carter Wate était déjà mort. Ivy avait le Livre des lunes, elle l’a donné à Abraham Ravenwood. Il m’est apparu les deux fois.

J’avais du mal à prononcer le nom. Abraham Ravenwood était le croque-mitaine du comté de Gatlin depuis toujours. Agrippant le rebord de la table de travail, je me suis relevé avec peine. Qui souhaitait que j’aie ces visions ? Et pour quelle raison, surtout ? Marian avait ramassé l’ouvrage.

— Ah ! a-t-elle commenté sans cesser de me dévisager avec soin.

— Il y avait quelqu’un d’autre, également. Un type dont le prénom commence par un J. Judas ? Joseph ? Jonah. C’est ça, Jonah. Je crois que lui et Abraham étaient frères. Et Incubes.

— Pas seulement, m’a corrigé Marian en refermant sèchement le livre. Abraham était un Incube Sanguinaire très puissant. C’est lui qui a fondé la lignée de ces créatures, chez les Ravenwood.

— Comment ça ?

Ainsi, les ragots qui défrayaient la chronique locale depuis tant d’années étaient fondés ? Je venais de dissiper une nouvelle couche des brumes qui dissimulaient la carte surnaturelle de la ville.

— Si, par nature, tous les Incubes appartiennent au règne des Ténèbres, tous ne décident pas de se nourrir de sang. Mais quand l’un d’eux choisit de le faire, il semble que l’instinct se transmette de génération en génération.

Je me suis appuyé au bureau, cependant que les choses devenaient plus claires.

— Abraham est celui qui a empêché l’incendie de Ravenwood Manor, non ? Ce n’est pas avec le Diable qu’il a passé un pacte, mais avec le Livre des lunes.

— Il était dangereux, peut-être plus que n’importe quel Enchanteur. Je ne comprends pas qu’il t’apparaisse maintenant. Heureusement, il est mort jeune. Avant la naissance de Macon.

— Si tôt ? me suis-je étonné après un rapide calcul. Combien de temps vivent les Incubes, d’habitude ?

— Cent cinquante, deux cents ans, a répondu Marian en replaçant le livre sur son bureau. J’ignore le lien que ces visions ont avec toi ou le journal de Macon, mais je n’aurais jamais dû te donner ce dernier. C’était une interférence de ma part. Mieux vaudrait que nous l’enfermions quelque part.

— Tante Marian…

— Ethan ! Je t’ordonne de t’arrêter là et de ne mentionner cela à personne. Pas même à Amma. Je n’ose pas imaginer sa réaction si tu prononçais le nom d’Abraham Ravenwood.

S’approchant de moi, elle m’a brièvement enlacé.

— Et maintenant, a-t-elle enchaîné, allons ranger les rayonnages avant qu’Olivia appelle les flics.

Sur ce, elle s’est dirigée vers la porte de la pièce, sa clé à la main. Je n’avais pas terminé, cependant.

— Marian ? Il m’a vu. Abraham m’a fixé et m’a appelé par mon prénom. Ce n’était arrivé dans aucune vision, jusqu’à maintenant.

Elle s’est pétrifiée sur place, les yeux rivés sur le battant comme si elle était capable de le transpercer du regard. Au bout de quelques secondes seulement, elle l’a ouvert en grand.

— Olivia ? Crois-tu que Melvil Dewey accepterait de se séparer de toi le temps de prendre une tasse de thé ?

Notre conversation était finie. Marian était la Gardienne et la responsable en chef de la bibliothèque des Enchanteurs, la Lunae Libri. Elle n’était pas en mesure de m’en dire trop, sous peine d’enfreindre ses obligations. Elle n’avait le droit ni de prendre parti, ni de changer le cours des événements lorsqu’ils s’étaient enclenchés. Elle ne pouvait pas remplacer Macon et elle n’était pas ma mère. J’étais tout seul, dans cette aventure-là.

17 Lunes
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